L’immensité des montagnes de la Vallée d’Aoste s’offre à notre regard à chaque passage de col. Des paysages à perte de vue, des sommets qui jalonnent l’horizon. Et toujours, ces chemins de haute altitude, ces via alta qui font tout le tour de ce Val d’Aoste. Que ce soit sous la pluie, la neige et le vent, puis à la lumière d’un ciel étoilé et d’un croissant de lune, ou encore d’un merveilleux ciel azuré où les nuages dessinent les plus belles toiles, le Tor des Géants permet de faire tout le tour de cette Vallée d’Aoste dans le sens inverse de l’aiguille de la montre. Un parcours alpin empruntant les deux hautes routes, franchissant 25 cols à plus de 2000 mètres d’altitude, qui va des fonds de vallées aux crêtes des 3000. Bien plus qu’un simple ultra trail, cette épreuve se distingue par son authenticité, son rapport avec l’histoire, ses échanges avec un peuple et sa symbiose avec la nature. C’est une occasion unique de vivre un voyage avec la montagne, tant le kilométrage est conséquent, tant le dénivelé semble déraisonnable. Il faut prendre les choses avec beaucoup d’humilité, de respect et de modestie. Ce sont les clés essentielles pour vivre pleinement son Tor des Géants. Pour y prendre du plaisir, pour profiter des paysages, pour surmonter les passages à vide, pour vivre des instants uniques avec une population si accueillante, si généreuse et fière de son pays, de ses montagnes et de ses traditions.
Le Tor des Géants a un vrai sens car il permet de visiter chaque vallée de cette région des Alpes Italiennes. On ne recherche pas la difficulté pour la difficulté. C’est la grande force de cette épreuve et c’est ce qui lui donne un caractère unique et quasi universel dans le monde de l’ultra-trail. Mais attention, surtout, pas d’idéalisme. Le Tor exige une préparation physique et mentale adaptée, car pendant ces heures passées dans les montagnes, nos organismes seront mis à rude épreuve. Et il faudra faire preuve d’autonomie et d’autodétermination dans des situations parfois délicates, savoir progresser dans un environnement souvent hostile à l’homme et - surtout – savoir garder une marge de sécurité tout au long de ce voyage pour, tout simplement, ne pas se mettre en danger. L’ultra trail dans ces conditions-là est un sport engagé et à risque. Et lorsque certains parlent du Tor des Géants comme d’une simple randonnée, qu’ils viennent simplement faire une reconnaissance, de jour, puis de nuit, d’une des étapes. Et ils comprendront que le Tor des Géants n’est certes pas un trail qui se court à 10 km/h, mais pas non plus une marche de montagne. D’ailleurs, sur les 740 inscrits à cette édition 2013, nous serons 383 à franchir la ligne d’arrivée dans le temps imparti de 150 heures au maximum.
Ce samedi 7 septembre 2013, me voilà au Centre Sportif de Dolonne pour une batterie de tests médicaux. Je me suis porté volontaire pour participer à l’étude sur la fatigue cérébrale. Grégoire Millet nous en avait parlé lors de la reconnaissance de deux jours que nous avons faite en août entre Gaby et Ollomont avec un petit groupe bien sympa réuni à l’initiative de Laurent Tissot. Finalement, je serai également sollicité pour deux autres études, l’une sur la consommation d’oxygène pendant l’effort et l’autre sur les processus d'adaptation psychologique face à une situation extrême. Ça m’intéresse de contribuer à une meilleure connaissance de notre sport, car nous n’avons pas encore beaucoup de recul sur la pratique de l’ultra trail en haute montagne. De ses conséquences sur notre organisme, sur notre motivation, sur notre mode de vie… Bref, c’est captivant et je serai très content d’en connaitre les résultats. Les tests sont réalisés auprès d’une trentaine de participants. Avant le départ, à la base vie de Donnas (mi-parcours) et à l’arrivée. Après ces tests, je prends bientôt possession de mon précieux sésame pour ce Tor des Géants, ce dossard que le sort m’a octroyé lors d’une véritable loterie en février dernier. Et oui, c’est aussi la rançon du succès du Tor, plus de 1500 candidats pour - à l’origine - 660 dossards.
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Pour moi, il s’agit de ma troisième participation. Déjà ! Je me souviens avec précision de ce mois de septembre 2011, lorsque j’allais entreprendre cette boucle de 336 km. Je me retrouvais alors face à l’inconnu. Un sentiment d’envie et d’inquiétude. J’avais alors l’avantage de ne pas connaître tous les détails de ce parcours aussi beau qu’il est imposant. L’année suivante, j’étais dans un état fort différent. Je connaissais très bien ce qui m’attendait et je m’étais alors préparé à vivre une nouvelle aventure, avec tous les aléas que cela représente (et je ne fus pas déçu). Et cette année, je suis vraiment très heureux d’être ici. J’ai passé une partie de mes vacances d’été dans le Val d’Aoste pour découvrir d’autres endroits. Je me suis régalé lors d’une via ferrata au Mont Emilius, j’ai adoré ces arêtes du Breithorn et de Castor, ces ambiances des refuges de haute montagne, cette faune et cette flore si abondantes. Bref, je me suis enivré des altitudes, et ce Tor des Géants, c’est l’opportunité exceptionnelle de vivre à 200 % ma passion pour la montagne, en la partageant avec des personnes qui sont venus de tous les pays (plus de 40 cette année). Bref, rien que d’être là, c’est du bonheur. Alors bien sûr, les conditions météos annoncées sont inquiétantes. La semaine risque d’être assez difficile. Le briefing du samedi soir, parfaitement organisé, nous annonce tout de suite la couleur. Pluie, vent et neige dans les premières 24 heures. Je profite alors de l’instant présent, un très bon repas partagé avec les amis, puis direction le Camping des Grandes Jorasses dans le Val Ferret pour une dernière vraie nuit avant le grand départ.
Dimanche 8 septembre, Courmayeur, viale Monte Bianco, 10h00. Sous une pluie battante nous attendons de partir pour ce périple de 336 km. J’ai retrouvé Raymond, Alexandre et pas mal de visages connus des précédentes éditions. Les minutes semblent longues malgré la musique et les commentaires du speaker. Finalement, nous partons avec près de 20 mn de retard. Et la pluie ne s’arrête pas. Mais bien vite, nos cœurs sont réchauffés par des encouragements dans toute la traversée du centre de Courmayeur. Une ambiance de folie avec des chants, des applaudissements, des concerts de cloches. Le peloton s’étire jusqu’à la sortie de Dolonne. Et tout le long, des spectateurs venus en nombre. Cet enthousiasme pour le Tor est impressionnant. Bientôt, nous voilà à la lisière de la forêt. C’est le début du chemin. Dès lors, l’usage des battons est bénéfique. Il s’agit de rejoindre, via le Vallon d’Arp, le Col du même nom, à 2571 m. Le sentier bien agréable alterne monotraces et pistes. La pluie s’est un peu calmée. Heureusement, il ne fait pas froid. Malheureusement, nous n’avons aucune vue sur la chaîne du Mont Blanc. Je suis très bien, et en même temps, je reste vigilant à ne pas trop m’enthousiasmer. Je remonte bientôt Greg et Didier. Nous échangeons quelques mots d’encouragement. Sans voir le Col d’Arp, on entend déjà les cloches des supporters. Et lorsque j’arrive au Col, je suis surpris de voir tout ce monde malgré le temps exécrable.
Je bascule bien vite dans le Vallon de la Youlaz. Dans cette descente, je me laisse doubler par quelques avions de chasse qui semblent partis pour un 20 km. Voilà le premier ravitaillement. Le ciel s’est un peu dégagé, même si le plafond reste très bas. Nous avons droit ensuite à une bonne piste, puis à la route. Je file tranquillement vers La Thuile (km 19,5), où je suis accueilli sous de nombreux encouragements. Sur la droite, c'est la route qui mène au Petit Saint Bernard et la France. Je prends le temps de bien me ravitailler, puis je ressors pour remonter le long du Vallon du Rutor et de son torrent. Bien vite, nous nous retrouvons sur un très agréable sentier en sous bois. Puis voilà une magnifique cascade. Nous prenons rapidement de l’altitude. Il s’agit désormais de rejoindre le Refuge Deffayes (2500 m). Là, j’accuse un peu le coup. C’est peut-être du à ma connaissance du parcours et des deux cols à venir (Haut Pas et Crosatie). Deux beaux morceaux. Mais pas d’inquiétude non plus. Au refuge, je retrouve Yann. Pile au même endroit que l’an passé. Ça me réjouit, mais Yann me dit ne pas être au mieux. Un bon ravitaillement est le bienvenu. Aucune vue sur le Glacier du Rutor. Dommage. Je repars ensuite par la Combe des Usselettes en direction du Col de Haut Pas. Une bonne montée qui se fait très bien. Visiblement, le bouillon bien chaud du refuge m’est bénéfique. Je profite de la vue avec ce ciel qui s’est légèrement dégagé. Nous sommes dans un univers très minéral. Et je franchis le Col à 2857 m.
Puis c’est la bascule dans la descente parmi les blocs. Beaucoup de vigilance car les rochers sont détrempés. Un peu plus de 800 m de négatif pour atteindre le ravitaillement de Promoud. Je me prends un bouillon bien chaud, puis nous repartons avec Yann à l’assaut du Col de Crosatie et de 800 m positifs. L’orage gronde. Nous montons à un rythme prudent, pas la peine de se fusiller. Pour ceux qui ne connaissent pas ce Col, c’est vraiment très piégieux. En effet, lorsqu’on pense être arrivé, on en est en réalité qu’à l’épaule. Il reste toute une partie dans les rochers à escalader. Et on peut y laisser beaucoup d’énergie. Au Col, 2829 m, je fais un petit arrêt. J’échange un peu avec des bénévoles installés dans un bivouac translucide, déposé là par hélicoptère. Quelle patience. Quelle disponibilité. Ces bénévoles sont là pour nous. A attendre. A avoir froid. Merci aux 1600 bénévoles qui permettent à ce Tor des Géants d’exister. A chaque fois, je donnerai un sourire, un mot, pour témoigner de mon respect pour cet altruisme montagnard. Même le chien est de la sortie à ce Col ! Ensuite, je bascule dans la descente en direction de Planaval. Une descente vraiment très agréable. Le Lac du Fond est d’un bleu sombre. Et toute cette portion se court très bien. Je me ravitaille à Planaval. Il reste 5 km pour rejoindre la première Base Vie. Je vais trottiner tout le long pour arriver à 19h30 à Valgrisenche, km 48,6. Mes proches m’y accueillent. Je souhaite prendre une bonne douche bien chaude… mais qui sera finalement froide.
Après un véritable repas qui me fait beaucoup de bien, je pars au pointage de sortie. A 20h20, la pluie a redoublé. Il ne fait pas un temps à sortir en montagne par cette nuit sombre et menaçante. Mais c’est le Tor et on est porté par cette aventure. C’est une expérience si particulière. Toujours cette envie d’aller de l’avant. Et je sais que j’aurai un temps de réconfort au Chalet de l’Epée. J’avance toujours bien par cette nuit peu engageante. Un fois au Refuge (2366 m), la chaleur humaine est au rendez-vous. Et un bon café également. Je suis content de ne pas avoir sommeil. Bien vite, je ressors du Refuge pour partir en direction du Col Fenêtre à travers le Vallon de l’Epée. Il ne faut pas s’éterniser dans ces endroits où on se sent si bien. Je progresse dans la pente et vers 23h00, me voilà au Col Fenêtre (2854 m), le quatrième col de la journée. La descente est toujours très raide, surtout dans les premiers zigzags. Les battons sont d’excellents alliés. En contrebas, j’aperçois les lumières de Rhêmes Notre Dame. Une superbe Vallée du Val d’Aoste, porte d’entrée du Parc National du Grand Paradis. J’y arriverai 45 minutes plus tard. Km 64,5. Un bon ravitaillement, puis je pars pour un Col qui est pour moi, je le crois maintenant, quasiment maudit. Trois fois que cela se produit. A chaque Tor des Géants, j’y rencontre des problèmes. La première fois, j’ai été pris par le sommeil et j’ai du dormir dans le bivouac en dessous du col. La seconde fois, j’ai eu de gros problèmes d’alimentation et je l’ai atteint péniblement. Et cette fois, je serai pris au piège insidieux du froid.
En effet, les températures ont chuté. Et il commence à neiger dans cette ascension de l’Entrelor. Je progresse bien avec un compagnon italien. Je l’attends même un peu, car il peine. Finalement, je dois le laisser car il ne monte vraiment pas à mon rythme et du coup, je fatigue plus. Je commence à avoir la sensation de crampes dans les cuisses, mais je ne réalise pas encore que le froid devient plus vif. Les derniers 200 m du Col sont assez exigeants. J’aperçois la lumière rouge qui clignote. Puis j’arrive au Col. Un bénévole frigorifié m’y accueille et m’encourage. Je bois du coca cola, puis je file dans la descente. Impatient de redescendre, je n’ai pas la présence d’esprit de mettre des gants à ce moment là. Je n’en avais pas ressenti le besoin dans la monté, n’étant pas frileux. Mais bien vite, trop vite, le froid engonce mes mains. Que j’ai été stupide de ne pas prendre le temps nécessaire. Désormais, il est trop tard. Je n’arrive même pas à décrocher mon sac tant mes doigts sont gelés. J’ai du mal à porter mes bâtons. Quel manque total de lucidité. Je poursuis tant bien que mal ma descente pour gagner Eaux Rousses. Au bout d’un moment, le sang revient dans les doigts. C’est vraiment douloureux. Ça finit par passer. Je pense être sorti d’affaire. Et bien nom. Maintenant que je n’ai plus mal aux mains, je ressens de grosses contractures dans les jambes. Je réalise que j’ai, en plus, délaissé mon hydratation. Ça a du faire des dégâts. Comment ai-je pu être aussi négligeant ? Arrivé à Eaux Rousses, je m’allonge 40 mn pour me reposer. Lorsque je me relève, j’ai les jambes en feu. J’ai des cuisses très dures. Je ne les ai jamais eues ainsi. Je repars péniblement, inquiet de la situation.
Les premiers pas pour rejoindre la passerelle enjambant le torrent de Savara sont très douloureux. Je claudique comme un vieillard. Et pas même 80 km de fait. Les 30 prochains kilomètres vont être un véritable enfer. Ma rencontre avec le Léviathan. Il veut ma peau, c’est clair. Mais de moi, il n’aura pas mon âme. La lumière vient peu à peu. Et surtout, la pluie s’est calmée. Je prends le temps nécessaire pour avancer, coûte que coûte. Dans la montée vers le Col Loson (3299 m), je remarque quand même une belle harde de bouquetins. Dans le dernier tiers de l’ascension, Yann et Denis, un angevin, remontent sur moi et m’encouragent. J’explique mon souci à Yann qui va prendre le temps de me masser un peu. C’est très douloureux. Mes muscles sont tétanisés et gorgés de sang. J’ai des cuisses gonflées et tendues. Plus tard, j’apprendrai que c’est le froid, couplé à un début de déshydratation, qui m’ont à ce point anéanti. Mais hors de question de baisser les bras. Et il me faudra bien du temps pour arriver au Col Loson. Le paysage offert est magnifique. Je bois un peu d’eau au bivouac, puis je descends tant bien que mal vers le Refuge Vittorio Stella. Toute cette partie m’est très pénible. Le sentiment est certainement aggravé par le fait que j’ai déjà descendu cette portion en courant à deux reprises… et que là, j’en suis incapable. Je suis vraiment au plus bas mentalement et physiquement dans ce Tor. Et pourtant, je n’ai même pas fait 100 km. J’en viens même à douter de moi. A me dire que je n’y arriverai jamais.
Alors, je songe à ma rencontre avec Pietro Trabucchi au mois d’août sur les chemins du Val d’Aoste. Pietro Trabucchi est l’instigateur du Tor des Géants. C’est lui qui en a eu l’idée. Pietro est un grand montagnard, himalayiste, préparateur mental et psychologue de l’effort. Il a écrit un livre sur la résilience psychologique, Perseverare è umano. Voici sa définition de la résilience psychologique : « C’est la capacité à persister dans la poursuite d’objectifs ambitieux, de faire face efficacement aux difficultés et à d'autres événements négatifs qui seront rencontrés sur le chemin. Le verbe «persister» indique l'idée d'une motivation qui reste inébranlable. En fait, l'individu résiliant possède un ensemble unique de caractéristiques psychologiques : c'est un optimiste et tend à «lire» les événements négatifs comme temporaires et limités. En cas de revers et de frustrations, il est capable de ne pas perdre espoir ». Ces mots sur la persévérance et le courage, je me les repasse en boucle. Je ne suis pas là pour performer, mais pour me réaliser dans la montagne. Et je me dis qu’au pire, ça ne peut pas aller plus mal. Et qu’au mieux, et bien, ça va aller mieux. La montagne rend philosophe parait-il… Au Refuge Stella, je demande sans trop y croire si quelqu’un peut me masser… mais ce sera à Cogne. Alors, je repars, résigné. Tout en admirant la beauté de la Chaîne des Apôtres face à moi. Que ce Parc National du Grand Paradis est magnifique. En ce mois de septembre, les fleurs sont toujours si abondantes.
Je ne sais si ce sont les propos de Pietro Trabucchi qui font effet, mais dans tous les cas, j’ai l’impression d’être entré dans une bulle. Mon seul objectif du moment est de « déplacer » mon corps jusqu’à la prochaine Base Vie. Un état fait de détachement et de résignation. Je rencontre de plus en plus de personnes, des randonneurs, qui m’encouragent. Le soleil est magnifique. J’oublie la douleur. L’environnement m’anesthésie. Me voilà à Valnontey et son superbe jardin alpin. Puis j’arrive enfin à la Base Vie de Cogne, km 102. Lundi. 12h30. C’est clair, je n’ai pas battu de record de vitesse depuis Eaux Rousses. Dès le pointage, je parle de massage de mes jambes et on me présente alors Luiseta. Je vais prendre une excellente douche, puis je vais voir Luiseta… qui va prendre soin de moi pendant 25 mn. Un véritable ange, de la classe des archanges du Tor, justement. A l’image de tous ces bénévoles aux petits soins. Après le véritable enfer d’Entrelor, ses massages m’aident et calment les douleurs. Déjà, mes muscles sont beaucoup moins tendus. Et même s’il n’y a pas de miracle (on n’est pas à Lourdes quand même), ça va un peu mieux. De toute façon, il faudra être patient. Je prends ensuite le temps d’un bon repas, je signe l'affiche du Tor, puis je repars. Dommage, ils ne fournissent pas de déambulateur sur le Tor, ça m’aurait été bien utile. Je fais donc tout en marchant tranquillement, à un bon 3,5 km/h sur du plat. Ce qui annonce un sacré périple si les choses ne s’arrangent pas. Alors je songe au proverbe : « Ne craignez pas d’être lent, craignez d’être à l’arrêt ».
Le parcours pour rejoindre Sogno di Berdzé a été modifié. Nous empruntons une route pas très agréable. Le sentier initial ne peut pas être utilisé à cause d’un éboulement récent. Mais finalement, j’y gagne deux choses. Une vue sur une superbe cascade, puis la dégustation d’une excellente salade de fruits offerte par des randonneurs – supporteurs. Et encore, ils me proposaient même le vin avec, mais j’ai préféré la sobriété. Cette gentillesse fait chaud au cœur. Et ces petites attentions sont multiples sur le Tor. J’en repars avec un peu plus d’aplomb. Et bientôt, c’est le refuge. J’y suis très bien accueilli. J’apprends alors que le refuge est tenu exceptionnellement par des bénévoles, car il a fermé il y a un an. Je savoure un bon bouillon de pates avec de la fontine. Une bénévole, Volena, s’enquiert de ma forme. Je lui fais part de mes soucis. Et encore une chance, elle me révèle être infirmière et me pratique alors un massage à l’arnica. Très douloureux sur l’instant, mais oh combien bénéfique plus tard. Elle me conseille aussi de boire plus de boisson avec des sels minéraux. Je la remercie puis repars pour la Fenêtre de Champorcher (2827 m). J’y arriverai de jour. Une première pour moi. En effet, malgré ma méforme actuelle, je suis en avance par rapport aux années passées. Au Col, je me couvre bien pour la nuit, pour ne pas renouveler mon erreur. C’est le coucher de soleil sur les montagnes. En contrebas, le Lac de Miserin et le Sanctuaire de Notre Dame des Neiges.
Je décide de filer jusqu’au Refuge de Dondena pour y dormir un peu. Pour l’atteindre, je progresse comme je peux. Et je suis heureux et soulagé lorsque j’y arrive. Je demande à dormir un peu. Malheureusement, c’est à l’étage. Je monte comme je peux, puis je m’affale dans le lit. Que ça fait du bien. Je sens pourtant mes pieds me lancer un peu. Ça commence à gonfler. La rétention d’eau. Je vais vraiment dormir une dizaine de minutes. Ensuite, j’aurai l’appréhension – fondée – de la descente. Lorsque la charmante bénévole vient me chercher, j’ai déjà bien du mal à me relever du lit, puis je longe les murs et enfin, je descends les escaliers en crabe. Bref, un sacré spectacle. Faites du sport, c’est bon pour la santé. C’est très laborieux. Je repars de Donena dans un piteux état. Ça commence à m’inquiéter sérieusement. Du coup, je prends la décision de passer au dessus de cette douleur et de « forcer », ce qui va à l’encontre de mes principes, car je ne veux pas risquer la blessure. Mais voilà, c’est un effet (pas forcément le meilleur) du Tor. On va très loin pour repousser ses limites, quitte parfois à manquer de raison. Je me force à trottiner. Et ça fait mal. Et je continue. Je traverse les Alpages de Champ Long et de Créton. Me voilà dans le sentier de la Scaletta (petit escalier). Un cadre que j’affectionne habituellement, mais qui là, me semble bien long. Pour autant, j’avance quand même et c’est bientôt le ravitaillement de Chardonney (km 129,8). J’y retrouve Didier et ça me fait plaisir.
Nous repartons vers Pontboset, puis Didier file. La douleur se fait oublier petit à petit. Ou alors, je la perçois moins. En tout cas, j’avance et c’est l’essentiel. Nous franchissons des passerelles au dessus de l’Ayasse à de multiples reprises et nous voilà enfin à Pontboset (km 139). Dans moins de 10 km, je serai à Donnas. Mais quels 10 km ! Une succession de bosses, des passages de blocs. Bref, cette étape pour rejoindre Donnas est une portion difficile du Tor. Et on est heureux lorsqu’arrivent les lumières de la ville. Et ces villes du Val d’Aoste sont magnifiques de nuit. Avec les ponts, les fontaines, les porches anciens. Cette longue traversée nous conduit à la Porte Romaine de Donnas, et finalement à cette Base Vie tant attendue. Km 148,7. Mardi. 3h50 du matin. A peine arrivé, Jérôme, de l’Université de Lausanne, est là pour m’accueillir et me sollicite pour les tests médicaux. Juste le temps de prendre un jus d’ananas et un bon verre de lait, et me voilà pour une série de tests. Je fais celui sur l’oxygène, le test psychologique, puis celui sur la fatigue cérébrale. Et là, je suis très surpris par mes capacités de réaction. Comme quoi, l’organisme s’habitue aux conditions extrêmes. J’ai l’impression d’avoir développé ma sensibilité aux formes et images. C’est peut-être dû à toute cette progression de nuit. Par contre, je suis ébloui par ces lumières artificielles. Ensuite, je prends une bonne douche, puis je pars me faire masser pendant 30 mn. Je dors bien 30 mn, puis je mange un peu avant de repartir sur les hauteurs de Donnas vers 7h30.
Le début est bien raide, avec de nombreux escaliers. Mais je sens que je vais mieux. Nous faisons même une petite visite de la ville médiévale de Donnas, fort jolie, puis nous traversons les vignobles et la forêt pour rejoindre Perloz. Un superbe village aux petites maisons pleines de charme. Et toujours autant de fleurs aux balcons et de fresques sur les Eglises. Un ravito encore une fois tenu par des bénévoles charmants eux aussi. Ensuite, nous rejoignons la Tour d’Hereraz (km 155), en passant par le magnifique Pont Moretta qui enjambe le torrent du Lys. J’aime particulièrement cette portion du Tor des Géants, car on est vraiment dans une montagne pleine de vie. Direction Sassa et le Refuge Coda. Je retrouve des têtes connues, Arnaud et son compagnon de voyage. Le temps est désormais au grand beau. Et comme la météo s’annonce mieux (contrairement aux prévisions alarmiste du samedi soir), ça me rassure pour la suite à venir. Tout va bene. C’est ce que je me dis depuis un bon moment. Nous voilà désormais dans la Réserve du Mont Mars. Une très belle région. Et aussi une portion très raide. Je me ravitaille bien au Refuge de l’Etoile du Berger, puis j’attaque droit dans le pentu pour rallier le Col de Carisé (2124 m). Les 100 derniers mètres pour rejoindre le Refuge Coda sont en plein dans la brume. Je trace et me voilà à Coda, où je prends un bon ravitaillement.
Prochain point important, le Lac artificiel de Vargno. Pour l’atteindre, nous passons par le Mont de Leretta. Et en chemin, dans le flanc de la montagne, une belle surprise nous attend. Un endroit délicieux, un ravito sauvage. Comme l’an passé, les propriétaires de ce chalet d’alpage nous offrent gâteaux et boissons. Que j’aime cette Vallée d’Aoste et cet accueil. Les encouragements sont authentiques et sincères. Je repars galvanisé. Je ne peux m’empêcher de prendre en photo la fontaine qui sert de glacière à une multitude de bonnes bouteilles. Je poursuis ma progression vers le Lac. Les travaux du barrage sont terminés. Je me ravitaille au poste de ravito, puis je pars à l’assaut du Col Marmontana (2350 m). Avec la Crenna dou Leui et le Col de La Vecchia, il s’agit des dernières difficultés pour rejoindre Niel. C’est une portion assez délicate à gérer, car on passe son temps à monter et à descendre, beaucoup de blocs à franchir. Il y a un super ravitaillement après le Col Marmontana, près d’un Lac et encore un autre avant le Col de La Vecchia. Toujours des moments précieux. Entre les deux, le passage de la Crenna dou Leui est toujours magique. La Ville de Gaby est juste en contrebas. Il reste une bonne bombée, en forêt, pour rejoindre Niel. Et la nuit tombe. Une fois sorti du bois, je sens que le vent s’est bien levé. J’entends les cloches de Niel, où j’arrive à 21h. Là, je demande un plat chaud… et j’ai le plaisir de savourer une bonne polenta au bœuf. Excellent.
Je retrouve également Dominique, un angevin. Je pense repartir avec lui pour la nuit, mais il me dit qu’il va se faire soigner car il souffre du pied. Du coup, je repars seul pour le Col Lasoney. Et j’avance bien. Pourtant, la progression vers ce Col n’est pas toujours évidente, tant le cheminement va de gauche à droite. Il faut être très vigilent au balisage. Et puis, comme j’ai une bonne mémoire et que je l’ai fait il y a un mois (mais de jour), je me souviens très bien. Au Col, des pastèques sont à notre disposition. Je m’en régale. Puis je file dans la descente. Là, ce n’est pas évident. Il faut faire très attention à ses chevilles car le sol est plein de trous et cailloux. Un peu plus de 3 km plus loin, c’est le ravitaillement de Loo. Encore un merveilleux endroit. Les bénévoles jouent à la belotte. Le patriarche me reconnait. Trois fois qu’il me trouve là. Il me propose des ravioles à la viande avec du fromage. Je ne peux résister. Je me régale et nous discutons avant que je reparte pour Gressonney. 7 km d’une descente pas franchement facile parmi les rochers et les racines. Il faut être plutôt à l’aise avec la progression nocturne. Ce qui est définitivement mon cas. A l’approche des 200 km, je me sens désormais mieux. Preuve qu’en s’adaptant à une situation donnée, en l’acceptant, on arrive finalement à surmonter ce qui semblait, au prime abord, assez désespéré. Je file donc vers cette quatrième Base Vie du Tor des Géants et j’y arrive à 1h35, Mercredi. Là, je file prendre une bonne douche bien chaude, puis je vais me coucher pour tenter de récupérer au maximum et être d’attaque pour la suite.
Un peu après 4h00, après un petit repas composé essentiellement de fruits et pain au nutella, me voilà à nouveau sur la Haute Route. Nous faisons une visite de la belle petite ville de Gressonney Saint Jean avant d’attaquer ensuite la montée vers Alpenzu (1770 m). Au refuge, j’ai le plaisir de retrouver la gardienne que je commence à bien connaître. Nous discutons un petit moment. Je quitte alors ce bel hameau d’Alpenzu. En fait, si je suis parti de nuit de Gressonney, c’est pour une seule et unique raison. Je souhaite voir le lever du soleil sur le Massif du Mont Rose. Et je serai chanceux. Au fur et à mesure de ma progression, les montagnes prennent des couleurs de rose à mauve. C’est somptueux. A l’alpage de Loasche (2364 m), je fais une pause pour bien me couvrir. Je mets des gants et des sur-gants. Et ces précautions auront été utiles, car en montant vers le Col Pinter, le froid devient saisissant. Avec ce vent, il gifle le visage. Quelques dernières pentes raides et me voilà au Col (2776 m). Je ne traine pas, tant il fait froid. Mais la vue sur le Cervin est sublime. Je trottine dans la descente pour me réchauffer. Un petit passage plus technique nécessite de la vigilance. Ensuite, je peux réellement courir. Et j’ai retrouvé toutes mes capacités. Je file donc sur ces beaux sentiers en balcon en direction de Cuneaz. Là, je rentre dans le Restaurant L’Aroula qui nous réserve, chaque année, un accueil exceptionnel. Je profite d’un excellent buffet de produits locaux (chiffonnade de jambon, fromage, fruits frais…). Je demande s’il est possible d’avoir un Cappuccino et on me l’offre illico. Adorable.
Je passe ensuite au Vieux Crest, et il reste ensuite à rejoindre Saint Jacques dans le Val d’Ayas. La portion jusqu’au Refuge Guide di Frachey (2080 m) est assez fastidieuse. Mais la descente sur Saint Jacques est très agréable. J’arrive à Saint Jacques à 10h30, où je me ravitaille bien, avant de partir à l’assaut du Col di Nannaz. Je compte me reposer au Refuge du Grand Tournalin (2535 m), car je sens que je manque de sommeil. J’ai un petit coup de moins bien, mais comme je suis avec un autre gars, on se relaie tous les deux et ça va plutôt bien. Au refuge, je déguste une bonne salade de fruits et une part de gâteau, puis je pars dormir 30 mn dans une chambre à l’étage. Un repos qui me fera énormément de bien. Je dors comme jamais je ne l’ai fait depuis le début du Tor. Un sommeil fort récupérateur. Je repars dans de bien meilleures dispositions. Bien vite, me voilà au Col di Nannaz (2770 m). Puis c’est le Col des Trois Fontaines (2695 m). Les paysages sont magnifiques. Il reste une belle descente pour rejoindre Valtournenche. Je peux réellement courir désormais et je me fais vraiment plaisir. Le bonheur retrouvé après ces épisodes sombres de la première partie. C’est derrière moi désormais. Le hameau de Cheneuil est toujours si charmant. Puis c’est le final qui nous fait traverser le Vieux Crétaz. Un superbe village avec d’anciens chalets. Des enfants m’accompagnent sur les derniers mètres, ainsi qu’un vieux monsieur, tout heureux d’être là. Base Vie de Valtournenche. Km 236. 15h00. C’est l’heure d’une bonne pause et d’un bon repas. J’en profite. Une bonne douche, une petite sieste. Je récupère.
Deux heures plus tard, je reprends mon périple pour les 100 derniers km de ce Tor des Géants. Je progresse plutôt bien jusqu’au Refuge Barmasse (2175 m). Ensuite, je vais essayer d’avancer au maximum de jour. J’arriverai ainsi jusqu’après le Fenêtre d’Ersa (km 245). Ensuite, l’obscurité viendra peu à peu, et le crépuscule permettra aux étoiles d’illuminer le ciel. Que j’aime être en montagne de nuit. Et je suis complètement seul. En silence. Près de ces cimes. Je retrouve la chaleur humaine du Refuge Vareton, puis je replonge dans mon voyage intérieur. La Fenêtre de Tzan (2738 m) se fait un peu désirer… ou alors je suis peut-être trop impatient. En tout cas, je suis content lorsque j’y arrive. Il y a une bonne descente pour rejoindre le Bivacco Reboulaz (2582 m). Là, je savoure un plat de pennes, et je file me reposer deux heures. Mon sommeil est très irrégulier. Je sens désormais bien les pieds qui ont gonflé et j’entends les appels réguliers de la radio. Pour autant, le fait d’être allongé, sans les chaussures, procure un état d’apaisement appréciable. Je salue ensuite mes hôtes et je poursuis mon chemin. Je franchis un petit torrent pour ensuite attaquer le Col Terray. Un Col pas bien difficile, qui se monte très bien. Le début de la descente est bien raide, puis ensuite, ce sont des montagnes russes. Je me souviens que l’an passé, nous avions été pris, Fred et moi, dans un vrai blizzard de neige. Là, c’est beaucoup plus calme. Je continue ainsi jusqu’à une dernière montée qui me conduit au Sanctuaire Notre Dame des Neiges et au Refuge Cuney (km 256). L’endroit est magnifique. Tout comme l’accueil.
Le dernier refuge de cette portion est le Bivacco Rosaire Clermont. Et c’est un peu fastidieux pour l’atteindre. Ça semble vraiment long, mais c’est certainement dû au moment de la nuit (il est 3 heures du matin). Finalement, j’y arrive. Nous somme quelques-uns dans ce petit refuge, où j’étais resté plusieurs heures l’an passé suite à la suspension de la course. D’ailleurs, les bénévoles qui tiennent le ravitaillement y étaient aussi l’an passé. De merveilleux souvenirs. Nous discutons un moment. Je savoure des pâtes à la tomate gratinées au fromage. Divin. Puis je me repose un peu. On entend les bourrasques de vent dehors. Il fait très froid. Je mets tous mes vêtements chauds… et avec un italien, nous partons à l’assaut du Col Vessona (2788 m). Le froid est saisissant. Je respire de tous mes poumons. Il y a à peine 80 m à monter. Du coup, je suis rapidement en haut. La descente jusqu’à l’Arp Damon est assez engagée. C’est très raide et exposé. Pas la peine d’y aller trop vite au risque de se ramasser sérieusement. Un fois passé l’Arp, nous rejoignons la Combe de Vesonnaz. Le balisage sur cette portion est réduit au minimum. Mais il n’y a pas trop de question à se poser car le cheminement dans le fond de ce Vallon semble naturel pour quitter la Vallée et rejoindre Oyace. Par contre, c’est encore une fois très long, surtout de nuit. Mais ça se gère très bien. L’aube est là pour saluer cette nouvelle journée du Tor. Nous sommes jeudi. J’arrive à Oyace à 7h00. Je me ravitaille, je prends un bon expresso, puis je file vers le dernier Col de cette étape, le Col Bruson.
Le temps est désormais radieux. Fini les prévisions de pluie et de neige. La dépression est désormais bien loin. Heureusement pour nous. Je suis bientôt à Bruson l’Arp (2091 m). Encore 400 m et je serai au Col. Tout se passe bien. La vue sur le Grand Paradis et la Grivola est superbe. Et bientôt, me voilà au Col Brison. Il me reste 6 km pour rejoindre la dernière Base Vie, celle d’Ollomont-Rey. Cette descente est un peu longue, car on fait un véritable « S » dans la Vallée. Il faut aller jusqu’au fond de la Vallée, pour ensuite revenir dans Ollomont et ensuite repartir vers la Base Vie. C’est une portion moins intéressante du parcours, mais ça se fait bien sûr. Dans tous les cas, je suis heureux d’être accueilli par mes proches et mes amis à Ollomont. Il est 11h15. Pile l’heure d’un bon repas. Et une bénévole très sympa me propose des pâtes avec du poulet grillé. Un régal. Je prends tout mon temps pour me restaurer. Je file sous une bonne douche et me reposer un peu. Je ne sais pas trop quoi faire à ce moment là. En effet, vu l’heure, je sais que je ne peux pas passer Malatra de jour. Et comme je l’ai fait de nuit l’an passé, je me demande s’il ne faudrait pas rester plus longtemps à Ollomont. Mais je n'arrive pas à dormir Du coup, 1h20 après mon arrivée, je repars pour ces derniers km du Tor des Géants. La première partie est fort agréable, en forêt, puis dans les Alpages de Champillon. Au Refuge, je sollicite une nouvelle fois un Cappuccino. Puis je monte vers le Col que j’atteins un peu plus tard. Une fois basculé dans la descente, je suis saisi par les rafales de vent. Mais avec le grand soleil, il fait vraiment bon.
Je file alors vers Ponteille Desot (km 293). A partir de là, il reste 10 km pour rejoindre Saint Remy en Bosses. Une portion assez plate, où il est possible de gagner pas mal de temps en courant. C’est ce que je fais, en alternant marche et course. Je passe sous la route menant au Col du Grand Saint Bernard et à 18h00 me voilà à Saint Remy. Je me sens un peu fatigué et je commence à m’allonger sur un banc. Un bénévole me dit que je serai mieux dans la salle dédiée au repos. Du coup, je prends une bonne soupe de pâtes, du savoureux jambon des Bosses, puis je file m’allonger. Je suis seul dans une grande pièce d’une ancienne bâtisse. Et je tombe d’une masse. J’ai du dormir 15 mn, une micro-sieste d’un effet récupérateur impressionnant. Je ressors beaucoup plus frais. Et je me lance désormais à l’assaut de mon dernier Col, le Col Malatra. 1300 m de positif et 12 km. Une fois quitté Saint Rémy, on emprunte un chemin qui nous guide vers la Combe des Merdeux. Le Col de Malatra nous fait face et est parfaitement identifiable. A cette heure, je peux voir les lumières du Refuge du Lac. Encore une fois, je suis tout seul sur cette portion. Le crépuscule s’installe. Je progresse en direction de Tsa de Merdeux. Je remonte un italien. Très sympa. Nous ferons le bout de chemin qui nous mène au Refuge ensemble. Nous aurons d’ailleurs quelques difficultés à le trouver ce refuge. Et c’est en montant sur la crête que nous l’apercevons, se reflétant dans le Lac. Nous allons y pointer. Je me ravitaille un peu, puis je repars seul, l’italien préférant se reposer. Je prends donc la direction de ce Col Malatra. J’ai 400 m à monter. Et je sais que le plus raide est à la fin, dans la barre rocheuse. J’avance donc mon bonhomme. J’ai un sentiment très étrange. Comme si la mélancolie s’imprégnait en moi. Un poil de tristesse. Et oui, c’est bientôt la fin de ce Tor.
Et pourtant, j’ai aussi envie d’arriver à Courmayeur. Les 24 premières heures m’ont causé beaucoup de souci et j’ai accumulé pas mal de fatigue. Et j’ai aussi envie que ça se termine. Tout un paradoxe en fait. J’aperçois bientôt une frontale qui vient vers moi. C’est le bénévole qui pointe au Col de Malatra. Il me salue et m’encourage en me disant que c’est le tout dernier Col. Très sympa. Je continue donc. Et bientôt, me voilà au pied de la barre rocheuse. Je débute l’ascension. Et je suis surpris de marcher sur ce qui semble être de la sciure de bois. Je me demande alors si ce n’est pas ma tête qui me joue des tours. Mais non, il s’agit bien de sciure. Quel boulot une nouvelle fois. Le final du Col est entièrement équipé pour le sécuriser. J’en termine bientôt avec l’ascension du Col et je passe dans l’antre de Malatra, à 2936 m. Je bascule ensuite dans la descente. Je file dans ce Vallon de Malatra jusqu’à Malatra Domon. Il me reste à rejoindre le Refuge Bonatti. J’y pointe à 0h16. Nous voilà vendredi matin. Je me ravitaille un peu. Puis j’annonce mon départ au bénévole. Il me dit que j’en ai pour 3 heures. Il ne se trompera pas, car c’est le temps que j’ai mis pour rejoindre Courmayeur. Ces 12 derniers kilomètres remontent tout le Val Ferrey. De jour, ils offrent un panorama somptueux sur les Grandes Jorasses, le Mont Blanc et tant de beaux sommets des Alpes. De nuit, c’est une ambiance assez magique. On aperçoit tous les hameaux, villages et refuges éclairés. On devine les cimes et les glaciers. C’est un univers propice à la rêverie et au voyage. D’ailleurs, il faut faire attention à ne pas perdre l’esprit, ce qui a bien faillit m’arriver à un moment, tant j’avais l’impression de ne pas avancer et de repasser sans cesse au même endroit.
Je gardais en ligne de mire la Pointe Helbronner et elle me semblait toujours aussi loin. J'aperçois également le Pavillon du Mont Frety et le Refuge Torino. Mais dès que j’ai repéré la sortie du Tunnel du Mont Blanc, j’ai réalisé que je n’étais pas bien loin du Refuge Bertone. La Palud est juste en bas dans la Vallée. Je viens alors frapper à la porte du Refuge, que j’ouvre. Je suis accueilli par deux sympathiques bénévoles. Décidément, ils doivent toujours être sur le qui vive. Un dernier verre de coca et je repars pour mes 4 derniers kilomètres. La descente de Bertone m’est un peu douloureuse, car je ressens une tendinite du releveur droit. C’est juste suffisamment gênant pour m’empêcher de descendre en courant. Du coup, je gère avec philosophie. C'est surtout dans la première partie, où pierres et racines s’entremêlent, qu'il faut faire doublement attention. Je rencontre un peu plus tard une randonneuse qui m’encourage. Elle m’annonce n’avoir vu personne depuis une heure. Je continue et bientôt, c’est la route, puis les premières bâtisses. Je croise quelques personnes qui m’encouragent. Bientôt c’est l’Eglise. Puis je tourne à droite et j’aperçois le tapis rouge. Voilà les derniers mètres. Je suis si heureux, une nouvelle fois. J’ai désormais une bonne foulée et je franchis l’arche. Mes proches sont là, ainsi que quelques bénévoles. J’aime arriver dans cette quasi indifférence après un tel périple. Je partage avec ces quelques personnes ces moments précieux. Me voilà finisher pour la troisième fois de ce Tor des Géants. J’en termine en 113 heures et en 82ème position. A 4 heures du matin, mon Tor se prolonge… pour de bonnes raisons. Me voilà au Sport Center avec les équipes médicales pour la troisième partie des tests.
Je commence tout d’abord avec ceux concernant la consommation d’oxygène. Bon là, c’est un peu difficile de souffler dans cet appareil. Je crois avoir perdu en capacité après ces longs efforts en altitude. Par contre, une fois sur le vélo avec le masque à oxygène, je suis surpris de pouvoir faire 15 mn à 90 tr/mn. Ça me fait même du bien aux jambes et je pense, à posteriori, que ça m’a aidé dans ma récupération immédiate. Le test sur la fatigue cérébrale révèlera bien des surprises. Mon cerveau s’est adapté aux différentes situations. Ainsi, lors du test, les images sont dédoublées pour permettre à chaque œil d’en saisir tous les détails. Et pour le test psychologique, je réalise que certains sentiments forts sont désormais le moteur de ma motivation et m’ont permis de surmonter bien des difficultés lors de cette épreuve d’ultra endurance. Je suis vraiment très satisfait d’avoir pu faire l’ensemble de ces tests jusqu’au bout et j’espère que tout cela sera bien utile aux chercheurs. Après, j’ai enfin pu aller dormir un peu. Ce qui finalement n’est pas le plus facile. C’est très surprenant de s’arrêter brutalement après tant d’efforts. Le corps s’est habitué à un nouveau rythme, il a tout mis en œuvre pour se préserver. Du coup, on reste bourré d’énergie malgré la fatigue. On ressent ses muscles, on « voit » des images même les yeux fermés, on ressent une certaine satisfaction… bref, ce n’est finalement pas de tout repos d’être finisher du Tor des Géants. Et finalement, c’est lors de la journée offerte aux Thermes de Pré Saint Didier que j’ai commencé réellement à me reposer. Un véritable paradis pour le bien être.
Alors je ne peux qu’être heureux de cette troisième participation au Tor des Géants. Et ce n’était pas gagné. Car même si j’étais impatient de revenir, je me demandais aussi si ce n’était pas la fois de trop, malgré la grande beauté du parcours. Cet appel des montagnes peut avoir un côté addictif assez pernicieux. En effet, l’habitude est le plus mauvais des alliés dans ce genre d’aventure. Il faut à chaque fois bien se préparer, et être prêt, justement, à gérer l’inattendu. Car bien sûr, sur un parcours d’une telle envergure, il se présente toujours des difficultés et des aléas, et pas forcément là où on s’y attend. Le Tor des Géants est une épreuve qui comporte des sections d’une grande technicité où la chute n’est pas permise. Un itinéraire parfois aérien qui expose chaque participant aux risques réels de la haute montagne. Et quand la météo n’est pas favorable, il faut alors redoubler d’attention. Au fur et à mesure de notre progression, notre lucidité est mise à mal. Il faut alors savoir s’arrêter à temps, pour se reposer, pour se régénérer… et repartir d’un pas assuré. Aussi, cette édition est pour moi empreinte d’une certaine tristesse. Ce côté sombre de la montagne. Celui qui prend des vies. Le Léviathan, la bête, le monstre. C’est la deuxième épreuve, après le Grand Raid du Mercantour en 2009, à laquelle je participe et qui est endeuillée. Un accident arrive toujours. Lorsque l’issue est fatale, c’est dramatique. Yuan Yang est mort de sa passion pour les montagnes, venu de si loin pour découvrir nos Alpes. La lettre qu’il avait envoyée à l’organisation avant le départ est d’une poésie rare et m’a beaucoup ému. Et bien sûr, on s'identifie. Et on ressent une vraie perte lorsqu'un semblable perd la vie ainsi.
Malgré tout, j’ai une nouvelle fois vécu pleinement mon aventure, j’ai partagé des moments inoubliables en montagne, j’ai ressenti mon Tor jusqu’à la moelle. Bref, je me suis réalisé et j’ai réussi. Non pas un challenge, ni un défi. J’ai modestement accompli ce pourquoi je suis venu ici : faire honneur à une organisation exemplaire qui nous propose, le temps d’une semaine intense, un voyage qui n’a aucun prix. Une expérience unique et une abondance d'émotions, de sentiments et de rencontres. Je ressors de chaque Tor des Géants « grandi ». J’ai plus d’estime pour l’être humain, car dans ces montagnes, on redécouvre des valeurs essentielles, qui ont tendance à se raréfier dans notre société. C’est un vrai retour aux sources, à l’échange, à l’altruisme, à la relation humaine tout simplement. Le Tor est également un voyage d’introspection. C’est l’occasion de se retrouver seul avec soi. Dans ses choix, dans ses paradoxes, dans ses espérances. C’est un fantastique périple dans des paysages somptueux. Une montagne vivante où l’on rencontre des bénévoles d’un dévouement et d’une gentillesse absolus. L’Archange, le messager, le guide, c’est le bénévole du Tor des Géants, c'est l'âme de ce pays valdôtain. Moi qui connais bien de nombreuses régions de montagne, j’ai rarement trouvé une telle alchimie entre la nature et un peuple. Et le tout dans un cadre absolument magnifique avec cette Vallée d’Aoste exceptionnelle. Les 24 heures après l’arrivée sont d’une richesse absolue. Le fil de la mémoire se reconstruit et on réalise alors ce que l’on a vécu. Pour soi et pour les autres. Avec soi et avec les autres. Merci pour tout, merci de tout cœur. Bravo à tous les participants et buona fortuna Tor des Géants.